Le 22 février dernier, Quentin Sirjacq dévoilait l’envoûtant Companion, nouveau chapitre d’une passionnante discographie dont nous vantions les cavalcades cinématographiques oscillant entre piano minimaliste et ambient stellaire. Apprécié dans les couloirs de la rédaction depuis plusieurs années, le Français nous a fait l’honneur de répondre aux questions que nous nous sommes posées sur cette oeuvre majuscule et sur les processus de composition qui en ont permis la genèse. Et si dans pareille situation, il convient de remercier l’artiste pour sa disponibilité, les réponses de Quentin Sirjacq vont bien au-delà et témoignent d’une passion absolue pour la musique, qu’il s’agisse de ses procédés techniques ou de ses aspects émotionnels.


IRM : Bonjour Quentin, trois ans après une année faste durant laquelle tu avais composé Far Islands And Near Places en solo et Wintersong avec Dakota Suite, te voici de retour avec Companion. Comment considères-tu ce nouveau chapitre de ta discographie ? S’il paraît être une suite logique de son prédécesseur, il n’est pour autant pas dénué d’évolutions. Lesquelles te semblent les plus importantes et comment les définirais-tu ?

Quentin Sirjacq : Bonjour ! Effectivement, Companion est assez différent pour moi. J’ai l’impression qu’un plus grand nombre d’idées et d’influences se réunissent ici et peut être aussi d’une manière plus claire et moins liée au piano. Ce qui est différent des disques précédents est aussi une démarche plus conceptuelle. Les structures ne sont volontairement plus formatées comme des chansons. Par exemple dans Far Islands And Near Places, la plupart des morceaux ont des structures couplet/refrain assez classiques. Ici, tous les morceaux ou presque ont une forme distincte et évolutive plutôt que cyclique.

Aussi, le but avoué était de faire des morceaux qui se transforment et échappent au formes habituelles, c’était un challenge de multiplier les gestes musicaux dans un même morceau. J’y ai donc apporté ce nouvel aspect, une musique qui part d’un point pour finir ailleurs, dans tous les sens du terme… Une musique « transformative » on pourrait presque dire.

Sur le plan musical, l’univers que tu crées dépasses depuis longtemps les frontières du néoclassique, courant qui commence à être saturé. Comment trouves-tu l’équilibre entre l’influence de certaines figures - on t’imagine sensible à certains travaux d’Ólafur Arnalds ou Nils Frahm - et une évidente volonté d’émancipation qui apparaît dans tes compositions ?

Les premiers albums de Nils Frahm et d’Olafur Arnalds m’ont beaucoup impressionné dans le sens ou ils pratiquaient un décloisonnement des genres auquel j’étais moi-même sensible, je voyais ça comme un signe d’encouragement que des styles de musiques plus mixtes soient appréciés par un nouveau public.
Nils Frahm ayant en plus masterisé notre deuxième album avec Dakota Suite (The Side of Her Inexhaustible Heart en 2011), j’étais très attentif à son travail. J’aime beaucoup son approche très novatrice de l’enregistrement du piano. Aujourd’hui, il est un virtuose incroyable, dont le show est bien huilé, mais je ne pense pas qu’il s’intéresse vraiment à la composition et au processus d’écriture. Son truc c’est le live. Je ne me suis donc jamais senti si proche de son univers.
Mais bien sûr vous n’êtes pas les premiers à me parler de Nils Frahm, ou dans un autre genre on aurait pu aussi évoquer Gonzales… Mais tout ça est très positif car il s’agit de musique instrumentale, assez mixte dans ses influences et au piano, donc c’est très bon signe pour moi.


Après, je ne crois pas vraiment que je puisse m’apparenter au pur style néo-classique. Mes premiers albums La Chambre Claire et Piano Memories étaient effectivement composés de morceaux qui semblent aujourd’hui « néo-classiques », du piano mélodique avec des ritournelles et l’électronique de Steve Argüelles mais l’objectif musical et les influences étaient bien plus du côté de l’impressionnisme et du minimalisme américain…

Mon émancipation ou évolution est surtout par rapport à mon propre parcours je crois et en ce sens j’ai évolué par rapport à ces influences que je cite plus haut, ou plutôt j’en ai ajouté d’autres ! Et avant ces disques de piano solo, je faisais du free jazz et de l’improvisation avec Fred Frith ou Jöelle Léandre ! Disons que ça a mis du temps pour moi, de regrouper mes idées et envies.

Ce qui peut réunir certains musiciens sous l’étiquette néo-classique a aussi à voir avec un rapport à l’intime et à l’intériorité je crois. Plus que néo-classique j’appellerais ça néo-romantique car en un sens le « journal intime » et la miniature émotionnelle pianistique des débuts de Frahm, Arnalds ou Richter sont plus proches de la démarche romantique de Chopin que de Mozart (qui lui est un vrai classique, on peut entendre par là dans l’équilibre de la forme, de la phrase, des nuances)… Et je pense en un sens que je partage aussi ce besoin de traduire musicalement une dimension intérieure et intime.

Le musicien que j’admirais plus que les autres dans ce genre était Johann Johannsson, dont j’écoute toujours la musique et qui a vraiment mis en place des processus d’écriture passionnants. Je pense à lui régulièrement et regrette son départ prématuré, j’aurais aimé l’entendre continuer et évoluer... Particulièrement, je trouvais qu’il était incroyable sur ses dernières BO (Sicario, Premier Contact). Autrement, j’écoute beaucoup Jonny Greenwood, qui se détache aussi des néo-classiques par une musique complexe et atypique.

Dans le processus de création, en tant que pianiste de formation, utilises-tu un schéma-type ? Appréhendes-tu les parties au piano comme le squelette de tes compositions ou peut-il arriver que les percussions soient écrites au préalable ?

Je ne dirais pas que j’utilise un schéma type mais peut être une méthode qui me permet d’arriver à mes fins. Comme vous pouvez l’imaginer le piano est récurent et central, il est comme une langue maternelle, dont je peux immédiatement tirer un matériel. Mais je m’en méfie d’autant plus car je peux être prisonnier de mes « habitudes » et facilités pianistiques acquises au fil du temps et donc ne pas vraiment créer d’intentionnalité lors de mes improvisations au piano - mais seulement un « instantané », peut être touchant mais bien souvent insuffisant à mon goût. Je n’ai pas construit une « pratique » comme les grands improvisateurs comme Keith Jarrett, Paul Bley, Cecil Taylor... Donc il y a souvent piano mais pas seulement !

Pour l’album Companion, il y a eu plusieurs processus. Je peux vous en décrire un. Par exemple, certains morceaux sont partis d’improvisations que j’ai jouées sur un piano clavier midi dans l’escalier d’une maison à Paris pendant 3 jours d’une sorte de show room un peu bizarre d’un couturier anglais ! Le mot d’ordre pour le gig était « minimal » « pas de loop » « lent » « Brian Eno ? trop de notes… », le type était un excentrique. Bref je ne voyais personne et faisais des pauses toutes les heures et demi… Les clients étaient en bas à faire leurs affaires… C’était un job dur et long, 6 heures de piano solo par jour… Comme en plus j’avais une sinusite, j’étais dans une sorte de transe étrange, à tout jouer hyper lentement. Et faire du coup des morceaux de 10/15 minutes avec des idées qui auraient dû durer 8 mesures pour moi habituellement !

Comme c’était du synthé midi j’ai tout enregistré. Puis, en réécoutant, j’ai trouvé certaines idées bonnes et surtout aimé le temps pris pour les dérouler, une sorte d’étirement de la forme dans une extrême lenteur. Donc j’ai retranscrit certains de ces morceaux puis je les ai retravaillés et rejoués au piano. Par dessus ces transcriptions j’ai ensuite ajouté des « couches » supplémentaires grâce à cet étirement qui permettent d’intégrer d’autres aspects de mes recherches : polyrythmie, instruments à percussions, synthés, improvisation, piano préparé dans une longue forme un peu hypnotique comme vous le soulignez. J’avais trouvé mon album.

Mais je dois dire que j’ai découvert clairement cette idée de superposition des strates et des gestes lors de notre dernier séjour au Japon avec Chris Hooson (Dakota Suite) en novembre 2017. Nous y avons enregistré un nouvel album qui est d’ailleurs prêt à sortir dans quelques mois et pour lequel j’ai joué quelques morceaux à moi en y appliquant cette même approche décrite plus haut (interprétation d’une transcription d’improvisation + textures + polyrythmie ajoutée + synthés etc…) et ça m’a explosé au visage ! J’ai vu le moyen de faire coexister des gestes instrumentaux habituellement hétérogènes… J’étais en transe et après je me suis mis évidemment en route pour un nouvel album solo.


Peux-tu par ailleurs nous en dire plus sur la manière dont tu perçois les polyrythmies dans ta musique ? Sur Companion, elles amènent une forme de transcendance hypnotique.

Oui les polyrythmies sont sans doute l’héritage direct de mes longues années à jouer et me passionner pour le jazz…c’est rythmiquement la musique la plus riche et complexe je pense, dans ses racines africaines et sa relation à la pulsation ou plutôt aux pulsations… aux mesures impaires également. Littéralement à la coexistence de plusieurs strates rythmiques (débits et carrures). Par exemple le morceau Companion est composé en 11/8 soit 6 croches + 5 croches, les appuis rythmiques sont assez inhabituels, je pense que cela contribue au sentiment de perte de repère. Nous n’avons ni l’appui binaire, ni la franc ternaire avec son temps fort.

Ensuite la partie centrale est une longue descente dans les graves du piano, répétant un même schéma mélodique mais une note plus bas à chaque fois, jusqu’à « atterrir » sur un accord modulant soutenu par un nouveau son de synthé qui lui-même intègre une nouvelle pulsation en créant une sorte de stase hypnotique. Comme si l’on était arrivé sur une nouvelle planète ! Et ensuite je ramène dans cette nouvelle planète le thème initial (dans son plus simple appareil) mais dans la nouvelle tonalité bien sûr !, d’abord avec une basse qui recrée le 11/8 puis avec la mélodie au piano et enfin les harmonies seules au clavier - sans mélodie. Mais je suis sûr que là je suis devenu trop technique… Désolé !

Ensuite pour la polyrythmie, il y a aussi en plus du jazz les influences de la musique Africaine et du Gamelan, de la musique Indienne. Sans doute à l’origine de mon goût pour le marimba et le glockenspiel. Autant de musique extra européennes qui ont aussi formé toute l’école minimaliste américaine de John Cage à Steve Reich. Et bien sûr ce courant américain de renouveau de la musique contemporaine a une une très forte influence sur mon évolution musicale.

Dans quelle mesure tes compositions pour le cinéma (Je Vais Mieux de Jean-Pierre Améris) ou pour certaines fictions de France Culture ont-elles orienté l’univers de Companion ?

Je ne dirais pas que ces travaux ont directement influencé mon dernier album mais sans aucun doute la liberté esthétique dans ce type de travaux de commande est libératrice et force d’invention - enfin dans la limite de la satisfaction de son commanditaire ! Le concert oblige à une certaine loyauté envers une tradition et une scène, du classique au rock, on connait et attend des fondamentaux qui définissent le genre. Pour des musiques de commande on est plus libre, on peut mélanger différentes choses. J’aime bien ça ! Après, les formats sont courts dans la musique à l’image, la réflexion n’est pas la même. Sur le disque tu es libre, c’est plus profond.


Une certaine puissance émane de Companion, mais ne s’agit-il pas là d’une réponse à une forme de doute ? L’absence d’échanges avec d’autres musiciens (Dakota Suite) ou un réalisateur dans le processus de création revêt-il un caractère déroutant pour toi ?

Chacun de mes albums solos est apparu comme une nécessité dans ma vie. Ils sont tous le fruit d’un réel effort visant à articuler une pensée, un désir et des émotions profondes à travers le véhicule des sons, hauteurs, rythmes et timbres…
Ce n’est pas déroutant, c’est violent, difficile. Il y a bien sûr des doutes quotidiens, une confiance en son aptitude à conserver l’intensité de ce que l’on cherche à retransmettre en musique. Et quand les idées sont là, on fonce.

Sinon je suis plutôt à l’aise dans l’échange collaboratif - le dialogue et le projet collectif - à partir du moment ou le courant passe et ou je sens une réciprocité. Alors je met facilement mes compétences au service du talent d’un autre. Et particulièrement pour d’autres arts : danse, cinéma, radio, théâtre…

Comme sur Far Islands And Near Places, des instruments africains apparaissent, à l’instar des marimbas ou de la conga, tandis que le mastering est assuré par le Japonais Hiro Iguchi. Quel est l’impact sur ta musique de cette interculturalité ?

Oui les marimbas en effet. Au départ c’était pour les entrelacs d’ostinato, le piano ne suffisait plus… Alors j’ai pensé aux claviers de l’orchestre : marimba, vibraphone, glockenspiel, celesta… Ils ont tous une particularité qui résonne bien avec le piano, soit boisé soit plus cristallin ou métallique. J’ai trouvé ça intéressant plutôt que de partir sur basse batterie guitare ou encore cordes….

Pour les congas, je cherchais à rappeler les premiers sons de bongos dans les boites à rythme des débuts. Je crois que plus généralement j’aime m’inspirer d’autres cultures et avec elles apprendre tous les jours un peu plus sur l’âme humaine et ses mystères, je continue de profiter des merveilles de notre patrimoine mondial ! Je me sens vivant de pouvoir dialoguer avec Hiro et l’équipe de Schole, malgré la distance, malgré les différences culturelles. Cela m’encourage à continuer.


A ce propos, peux-tu nous raconter comment les contacts s’étaient noués avec Schole à l’époque de ta signature sur le label ?

Je jouais avec Chris à Tokyo et Akira est venu me voir à la fin du concert pour nous rencontrer et nous féliciter. Nous avons échangé nos albums (La Chambre Claire pour moi et Polaroid Piano pour lui). Une semaine plus tard, il m’écrivait pour me proposer de publier une version japonaise de l’album sur son label. Ensuite, ils m’ont invité à faire une première tournée solo (pendant laquelle j’ai enregistré Piano Memories) et ainsi de suite.

Nous avons développé une grande amitié, une complicité et une relation de travail qui sont précieuses. Et nous continuons de aussi de travailler avec Dakota Suite pour le label et pensons y retourner bientôt j’espère.

Et pour finir, fais-nous rêver... Schole est dirigé par Akira Kosemura, un artiste particulièrement apprécié dans les couloirs de notre rédaction qui, comme toi, n’est pas réfractaire aux collaborations. Un projet commun avec le Japonais pourrait-il voir le jour ?

J’aimerais bien ! j’ai déjà un remix d’un morceau d’Akira qui est prêt ! Alors il ne faut jamais dire jamais !
Et un grand merci pour ces questions que j’ai trouvées très à propos et inspirantes.

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