Le dimanche après-midi sur IRM, une sélection d’albums récents écoutés par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.



La léthargie de l’isolement aura eu raison de notre productivité en avril, mais en mai l’équipe repart du bon pied avec une sélection de bien jolies marottes de ce début d’année, à savourer sur Bandcamp (qui depuis mars et pendant la pandémie a pris la belle initiative de laisser aux artistes sa part de revenus le premier vendredi de chaque mois, vous savez donc quand acheter si l’un de ces albums vous titille les tympans).




- Trupa Trupa - I’ll Find EP (6/03/2020 - Glitterbeat Records)

Elnorton : Si nous avions déjà parlé de Trupa Trupa à la sortie de Jolly New Songs en 2017, nous étions passés à côté de Of The Sun, signé deux ans plus tard. Il faut dire que les Polonais avaient alors changé d’écurie, quittant Ici D’Ailleurs pour Glitterbeat Records, label pour lequel ils signaient en mars ce nouvel EP. En quatre titres, I’ll Find propose un condensé du savoir-faire du quatuor, oscillant entre math-rock cotonneux (Fitzcarraldo), expérimentations électriques ralenties tout en arpèges (End of The Line), psychédélisme solaire (Invisible Door) et krautrock (I’ll Find). Les plus attentionnés relèveront également quelques relents de shoegaze, les voix étant étouffées et mâtinées d’une couche conséquente de réverbération, mais là n’est pas l’essentiel. Comme toujours avec Trupa Trupa, au-delà du savoir-faire de musiciens aux influences larges, les compositions sont à la hauteur et ce sont bien sur elles qui repose tout l’intérêt de l’EP I’ll Find.

Rabbit : Plus nébuleux et vaporeux dans ses textures que l’album précédemment chroniqué dans nos pages, ce nouvel EP des Polonais flirte en effet avec l’ambient, le krautrock et le shoegaze sans pour autant (complètement) se détacher du songwriting, les chansons restant sur End of the Line et Invisible Door les moteurs enivrants et ouatés de ce "rock" atmosphérique à souhait.



- Waveskania - Farway to Star (1/04/2020 - autoproduction)

Elnorton : Basée à Kryvyi Rih, ville industrielle de l’oblast de Dnipropetrovsk, Katerina Yan est particulièrement prolifique depuis qu’elle s’est lancée il y a quelques mois dans le projet Waveskania. Depuis décembre 2019, elle a d’abord publié cinq albums avant de partager Farway to Star, que l’Ukrainienne appréhende comme un recueil de morceaux composés ces deux dernières années avec son home-sampler. L’artiste compose des pistes, en sample d’autres, déconstruit l’ensemble et lui redonne vie selon de nouveaux agencements. Principalement instrumental, ce travail quasi-architectural s’appuie sur des beats efficaces qui encadrent les diverses manipulations sonores dans un registre allant de l’IDM à la techno industrielle, en passant par l’ambient ou un dubstep ambitieux (Midnight Lights (Future Dub Rework) et Let Them Shine). Minimaliste et cérébral.

Rabbit : Inconnue au bataillon, l’Ukrainienne nous délecte d’un beatmaking lo-fi qui doit beaucoup à ses ambiance irréelles faites de boucles fantasmatiques et volatiles, quelque part entre le downtempo onirique de Boards of Canada, l’abstract - en mode introspectif plutôt que cinématographique - et de jolies réminiscences trip-hop versant Mo’Wax et ses compils Headz de la grande époque. Belle découverte.



- IIVII - Grinding Teeth (10/04/2020 - Consouling Sounds)

Baron Nichts : Josh Graham, connu notamment pour son projet solo IIVII, s’avère décidément un musicien prolifique. Auteur l’année dernière dObsidian, EP déjà remarquable, l’artiste plasticien, photographe et cinéaste revient ce printemps avec un long format intitulé Grinding Teeth. Adepte du drone ambient, l’artiste exploite une fois encore ses synthétiseurs avec une gravité épurée, à peine dérangée par des rythmiques martiales et éparses. Grinding Teeth gagne cependant en éloquence grâce à des arrangements plus poussés bien que parfois bruitistes. L’ensemble reste sublimé par des nappes envoûtantes évoquant des instruments à cordes. Sortant du registre de la musique cinématographique, IIVII conclut Grinding Teeth avec brio par une longue tirade plus structurée, construite autour de patterns de batterie complets soulignant de magnifiques sonorités arabiques. Une vraie invitation au voyage pour un album tout simplement réussi.

Elnorton : En effet, s’il faut être dans l’état d’esprit adéquat pour apprécier ce Grinding Teeth, les étirements de cordes synthétiques et autres synthétiseurs auront tôt fait de plonger l’auditoire dans une atmosphère onirique. Intrigantes et envoûtantes à la fois, ces structures prennent régulièrement un aspect cotonneux voire brumeux, fusionnant ce drone ambient avec quelques relents de shoegaze. Adoucissant le caractère parfois brut des compositions drone ambient, Josh Graham propose donc une jolie porte d’entrée vers ce courant, et ceux qui y sont habituellement réfractaires auraient bien tort de se priver de cette expérience.



- Untitled with Drums - Hollow (6/03/2020 - Araki Records/Atypeek Music)

Baron Nichts : Actif depuis 2014 dans les hauteurs de Clermont-Ferrand, Untitled with Drums franchit cette année le cap du premier album avec Hollow. Le quintette navigue en eaux troubles aux sonorités d’un rock indie et grunge plus complexe qu’en apparence. Derrière son évidente melodicité, exprimée par des gimmicks de guitares et des harmonies de voix, la formation en appelle aux forces de Deftones et de Tool quand elle ne lorgne pas dans un post-hardcore maîtrisé. Hollow rassemble ainsi des compositions brutes mais extraites dans une roche tendre, permettant au groupe d’imposer sa signature personnelle dans un registre éprouvé. L’ensemble se voit en dernier ressort sublimé par une production de haut niveau, compressant judicieusement chaque instrument pour en tirer son potentiel supersonique. Excellent sur tous les points.

Rabbit : Ce post-hardcore mélodique qui ne manque pas d’atmosphère aurait pu finir sur les ondes dans les années 90. Née trop tard, la formation clermontoise ? On passe en tout cas un très bon moment à l’écoute de ce Hollow qui sans rien révolutionner sait se montrer efficace et racé sans trop tirer sur la corde de la nostalgie.



- Pierre Rousseau - Musique Sans Paroles (27/03/2020 - autoproduction)

Elnorton : Synthétique à souhait, parfois délibérément cheap, Musique Sans Paroles trouvera à coup sûr des détracteurs parmi les fidèles lecteurs de notre webzine. Mais il s’agit sans doute de gratter le vernis posé dans les années 80 pour apprécier à leur juste valeur les six titres du disque tant les structures musicales, riches et simples à la fois, recèlent un intérêt évident. Entre french touch, electro easy-listening et ambient, la musique de Pierre Rousseau s’appuie sur des répétitions bonifiées par de subtiles variations et rappelle Sébastien Tellier dans ses moments les plus légers mais également Air sur les passages les plus inspirés comme l’odyssée électronique Paris ou le plus percutant Souvenir. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que Nicolas Godin assure les arrangements de basse sur ce dernier titre, ce qui n’est finalement rien d’autre qu’un échange de bons procédés, Pierre Rousseau ayant signé les arrangements et parties de synthétiseurs de Concrete And Glass, disque sorti en début d’année par l’(ex ?)-moitié de Air.

Rabbit : Ce qui pouvait de prime abord sembler trop hédoniste et limité par la matière du seul synthétiseur (Musique Sans Paroles) qui continue de provoquer chez moi sous cette forme franche et directe une certaine allergie, se révèle assez vite d’une grande pureté et auréolé d’une production plus subtile qu’il n’y paraît pour nimber de rêve et d’irréalité des compos parfois touchantes, à l’image de The Way You Made Me Feel, du mélancolique Paris ou des harmonies qui surgissent à mi-parcours du final Pastorale. Quant à Ivresse, sous ses dehors d’efficacité ambient-techno, il n’est pas sans évoquer la mélodicité désarmante d’un Joe Hisaishi. Au final, ce premier long format du Parisien, moitié de Paradis dont je n’avais pas du tout aimé l’album Recto Verso surfant sur une vague revival Pet Shop Boys circa Behaviour qui envahit les ondes indé depuis quelques années en ne faisant que très rarement honneur à cette figure tutélaire (on citera Shout Out Louds, Destroyer ou Brothertiger parmi les exceptions) s’avère donc être une jolie surprise.



- Daedelus - What Wands Won’t Break (8/05/2020 - Dome of Doom)

Rabbit : On avait lâché Alfred Darlington depuis une paire d’albums, c’est à coups de tatanes qu’il se fraie un chemin du retour jusqu’à notre platine avec son disque le plus frontal à ce jour, condensé de ce beatmaking synthétique fébrile et décadent qu’il réserve habituellement à ses performances live. Aussi sombrement efficace que joyeusement tordu, What Wands Won’t Break en remontrerait presque au Mr Oizo de la grande époque en terme d’économie de moyens paradoxalement tapageuse, dégénérée juste ce qu’il faut et régressivement barrée, à la croisée de l’IDM, du breakbeat et de la techno versant martien. Exit les samples féériques que l’on connaît au Californien, hormis discrètement sur le single Sunflower Stems qui se voulait volontairement trompeur mais donnait déjà bien le ton... au point, bien que le plus souvent jouissif, d’en devenir parfois un chouïa fatigant à l’enchaînement de ces 23 miniatures rentre-dedans qui défilent sans temps mort à un rythme endiablé au gré de beats à se jeter la tête contre les murs.



- Iceblink - Carpet Coccon (24/01/2020 - Moon Glyph)

Rabbit : Artiste trans de Minneapolis, Lynn Avery s’est composée un cocon musical personnel avec ce nouvel album de son projet Iceblink, soundtrack imaginaire terrassant de sensibilité qui n’est pas sans évoquer les Allemands de Hochzeitskapelle pour la douceur triste entre jazz et folk du fabuleux Healer d’ouverture ou plus loin de Duet, marqués par les univers de compositeurs tels que Mancini, Comelade, Michel Legrand voire pourquoi pas Stan Getz (Dialoghi). Le reste du disque est plus ambient, entre textures ouatées, percussions aquatiques et bribes de mélodies rêvées, et toujours irrigué par cette qualité particulièrement intimiste et reposante qui réconforte à chaque instant, non sans un soupçon de mélancolie. L’un de mes albums de chevet en cette première moitié d’année !



- Windy & Carl - Allegiance and Conviction (27/03/2020 - Kranky)

Rabbit : Après 8 ans d’absence, on ne savait pas vraiment quoi attendre de l’insaisissable et influent duo, responsable de la mutation du shoegaze vers l’ambient : guitares brumeuses, psychédélisme nébuleux, dream-pop solaire, drone liturgique aux discrets affleurement abrasifs ?... Allegiance and Conviction est un peu tout ça à la fois et remet le chant au centre de la musique de Windy & Carl, même si c’est pour en faire un conducteur modeste s’effaçant bien vite devant les atmosphères qui se construisent autour de lui, évoluent, grandissent, s’étirent et gagnent en ampleur. Toujours fidèles à Kranky après deux décennies, les Américains en incarnent peut-être ici mieux que jamais l’esthétique feutrée, aventureuse et racée.

Elnorton : Cet Allegiance And Conviction est somptueux. Il y a en effet des résidus de shoegaze et d’ambient, mais ceux-ci précipitent l’ensemble vers un ailleurs assez difficile à déterminer. A la fois atmosphérique et vaporeux, ce nouveau disque du duo s’appuie sur la voix d’une Windy Weber au sommet de son art. Imperturbable bien que son temps de présence soit relativement limité, celle-ci semble suspendre le temps même lorsque les déambulations soniques environnantes se poursuivent sans elle (Recon, Moth To The Flame ou Alone). La prochaine fois que vous entendrez que les compositions arythmiques sont ennuyeuses, cette production de Windy & Carl constituera un contre-argument parfait et imparable.



- Scvtterbrvin - Active Psycho (1/05/2020 - Red Lotus Klan)

Rabbit : Amusant comme les grands esprits du cratedigging et du sampling semblent se rencontrer ce printemps : après Doom et Bishop Nehru sur leur single Meathead dont on parlait ici, c’est le boss du Red Lotus Klan qui s’attaque au méconnu Idris Muhammad avec, à quelques jours près... quasiment le même sample du morceau Piece of Mind sur le forcément soulful et classieux Da Vinci in Supreme. Mini-album (trop) vite expédié, Active Psycho ne peut que frustrer après le parfait The Acid Atheist mais dissimule tout de même derrière sa pochette pop hideuse mixant Star Wars, street art et NBA (!) quelques-uns de ces joyaux noirs insidieux dont le Californien a le secret même lorsqu’il laisse à d’autres le soin de produire pour lui : entre les plus légers voire funky Kylo MC Ren et Hoodie Melo, les excellents Home Alone 7 et Black Tar Raven sont assurément de ceux-là.



- Aidan Baker - An Instance of Rising / Liminoid (10/04/2020 - Gizeh Records)

Rabbit : Avec le confinement, on s’attendait presque à un album par semaine de la part du Canadien Aidan Baker qui continue pourtant sur une pente plus spartiate, s’essayant notamment à des collaborations plus ambitieuses comme ici avec deux ensembles contemporains, respectivement polonais et letton. Des performances enregistrées il y a certes plusieurs années mais à la suite de son concert Sulfure de novembre dernier en compagnie du BOW Quintet, on sent qu’il s’agit d’une orientation qui fait son chemin chez le guitariste et la continuité entre ces deux pièces méritait bien d’être finalement couchée sur sillons, le crescendo feutré du contemplatif An Instance of Rising (intégralement interprété par les cordes, vents, vibraphone etc de l’ensemble Spółdzielnia Muzyczna de Cracovie) menant tout naturellement aux circonvolutions plus opératiques de Liminoid, pièce de 25 minutes aux climax successifs quelque part entre post-rock, drone et musique contemporaine, qui ménage notamment incursions de chant liturgique et tempêtes d’électricité.

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