En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






50. Gontard - Akene

"Deux ans après le superbe 2029, Gontard nous refait le coup de l’album concept multifacettes. Mais s’il revient sur les lieux de son précédent méfait (Gontard-sur-Misère donc, évoquée dans Mahalia Dooyoo pour y replanter vite fait à l’attention de ceux qui auraient loupé l’épisode précédent son décor de ville de Province désœuvrée, déjoué par l’exotisme d’un flirt de jeunesse qui a mis les voiles), bien des choses ont changé et pas toujours pour nous caresser d’emblée dans le sens du poil : du reggae solaire (La séduction), de la new wave aux grands élans lyriques pour évoquer la nostalgie de l’époque pourtant pas si lointaine de Myspace et des amours inavouées (Camion), de la musique africaine façon tube de l’été improbablement classieux (le single sus-nommé) ou encore de la Frenchpop 60s pur jus (Akene Guetno), le Valentinois se serait-il décidé à sortir un album de variété, genre taquiné de longue date mais toujours malmené par ses appétences mélangeuses et surréalistes ? Eh bien si par variété l’on pense à Gainsgourg et à son Homme à tête de chou, alors oui, pourquoi pas... car l’idiosyncrasie de ces chansons musicalement plus éclatées que jamais mais toujours corrélées par la scansion goguenarde et désabusée de Gontard n’a en rien subi les assauts du conformisme ambiant, bien au contraire : le rétrofuturisme au spleen anachronique de BO de film de Claude Pinoteau est toujours là (Le plein de Super, La chanson de Cédric), le storytelling tristounet aux arrangements cinématographiques également (Femme d’entretien). Ici un hymne baroque et engagé dans la lignée de La main tiède de la violence (Les Loups, sommet dramaturgique avec ses airs de giallo morriconien), plus loin un peu d’introspection neurasthénique aux guitares bluesy fortement lynchiennes (Homme perdu), ou une gueule de bois au piano hanté aussi douloureuse qu’ironique (Faillite) : le terrain est familier mais la topographie quelque peu inédite, les personnages viennent assurément du même multivers mais n’ont pas connu les mêmes assauts de ce mal social qui prend bien des formes et porte bien des noms. Au final, Akene en arrive à s’insinuer plus profondément encore dans notre intimité que ses deux fantastiques prédécesseurs, non pas par une quelconque "universalité", ce grand niveleur des inspirations, mais au contraire parce qu’il ne ressemble qu’à lui... et ce final parfait, Le vent sifflera trois temps, avec sa mise en abyme aux chœurs bigger than life de l’état des lieux d’une vie n’y est pas pour peu de chose, sorte de pendant réenchanté à Tout naît / tout s’achève dans un disque ou de Cargo Culte qui aurait retrouvé espoir en un futur peut-être pas tout à fait aussi con/damné qu’on l’imaginait."


49. Valgidrà - Watched Watchers

"Aux influences électroniques warpiennes de Warplush Vol 1, influencé notamment par Boards of Canada ou les Selected Ambient Works d’Aphex Twin, le Rennais a préféré pour Watched Watchers, composé sur près de deux ans, une approche plus éclatée qui fait feu de tout bois, une narration plus dynamique aux contrepieds fréquents et aux respirations d’autant plus captivantes. L’album télescope ainsi à la manière d’un Psyence Fiction sampling baroque et beats abstract (David II), trip-hop lynchien et spoken word (Hypnik Jerk), nappes électroniques déstructurées et mélodies acoustiques (le single Golden Trap), ambient cinématographique et spleen cristallin (Yellow Kalaw), orchestrations malmenées et rythmique en roue libre (Strings Interlude), synthés saturés et groove hip-hop (Queried, peut-être le sommet du disque), évoluant d’un downtempo capiteux (Moaïs) à une électronique plus froide et malaisante (le morceau-titre), de syncopations mélancoliques (Mood) en pulsations techno étouffées (Sampling Life). Comme chez UNKLE à l’époque où DJ Shadow tenait encore les rênes, l’humeur est plutôt sombre voire légèrement paranoïaque, à la mesure du thème qui sous-tend ce deuxième opus aussi cohérent que contrasté : observateur, n’est-on pas soi-même observé ? Est-on le sujet ou l’objet, a-t-on réellement le rôle que l’on pense jouer ?"


48. Emilie Zoé, Franz Treichler & Nicolas Pittet - /A\

Chroniqué par leoluce ici, l’un des seuls albums "à guitares" qui m’ait réellement enthousiasmé cette année, car anti-dogmatique au possible, capable d’un psychédélisme à combustion lente (Hotel Stellar) comme d’un trip-hop électrique aux connotations 90s assumées jusque dans les refrains (Grain Sand and Mud), d’un rock minimaliste aux riffs doomesques et aux frictions électroniques (We Travel the Light) comme d’une acoustique dépouillée aux délicats arrangements synthétiques (Count to Ten), culminant en toute fin de parcours sur deux titres fleuves plutôt inattendus de la part d’Emilie Zoé, ce The Leaves ténébreux flirtant avec le Tricky de la grande époque ou le meilleur du Mike Patton de feu Peeping Tom, puis sa redescente narcotique, le lynchien Our Love is Growing. Épaulée par Franz Treichler, frontman de The Young Gods, et par le fidèle Nicolas Pittet qui l’accompagnait déjà sur scène durant la genèse de son album The Very Start, la Suissesse est au sommet de son inspiration et de son intensité mélangeuse, de quoi augurer du meilleur pour Hello Future Me, prochaine sortie solo prévue en février.


47. Jon Mueller - Family Secret

A l’opposé du lyrisme boisé dEnsemble, petit bijou signé Death Blues en 2014 et présent en bonne place dans mon récent bilan des années 2010, Family Secret dévoile une toute autre facette du batteur de feu Volcano Choir (oui oui, le groupe de Justin Vernon avant les purges racoleuses des derniers Bon Iver), très ambient et austère, faite de drones caverneux et d’harmonies en clair-obscur, où l’on peut toujours entendre quelques échos de percussions mais dans le contexte d’une sorte de soundtrack introspectif particulièrement insidieux et hanté, incarnant à en croire l’Américain l’influence presque occulte qu’ont eu sur lui plusieurs divorces dans sa famille, notamment lorsqu’il était à l’université. Une ambiance effectivement presque ésotérique, comme éclairée à la bougie dans une crypte dont les ombres dansantes nous renverraient les reflets de nos névroses et de nos craintes les plus intimes, pour un album qui demande vraiment à être écouté seul, au casque et dans la pénombre pour en apprécier toute l’ambivalente et vénéneuse beauté.


46. Stalsk - Utopia

"Quelques mois après leur sortie post-apocalyptique aux paysages sombres et abstraits sur notre netlabel IRM, Arnaud Chatelard (Innocent But Guilty, Psychotic Kingdom) et Philippe Neau (ex Nobodisoundz) remettent le couvert avec un nouveau long format de Stalsk sur le label du premier, Foolish Records, un Utopia plus aérien et lumineux mais peut-être encore plus imposant et vertigineux que son prédécesseur. D’emblée, les contrastes entre bourdonnements sourds et nappes éthérées, field recordings craquelants et samples irréels, nous font basculer dans un Ailleurs qui évoque autant Tim Hecker à la grande époque que le versant expérimental de la kosmische musik, les atmosphères des neuf parties qui composent ce nouvel opus semblant naturellement découler les unes des autres avec une cohérence sans faille, sans jamais ronronner pour autant, des visions baroques de PART II aux rêveries ascensionnelles de PART VIII en passant par le no man’s land crépitant de PART IV ou les grondements tempétueux du saisissant PART VII. L’un des plus beaux crus drone/ambient de cette année 2021."


45. Moss Covered Technology - Seafields

Le Britannique Greig Baird a grandi près de la mer mais n’avait jamais vraiment réalisé l’importance dans sa vie de cette présence rassurante. Une journée sur le littoral après le premier confinement outre-Manche a donc changé sa façon de percevoir cet élément vital de son existence qu’il avait toujours tenu pour acquis, et c’est ce sentiment qu’il parvient à nous communiquer avec le merveilleux Seafields, succession de miniatures ambient aux lignes acoustiques brumeuses et aux nappes d’harmonies chaleureuses où claviers, piano et arpeggiators virevoltent sous les embruns, au gré des courants littoraux, mêlés à des field recordings rendus presque irréels par leur traitement en post-production, à des pads électroniques tout aussi oniriques sur le superbe Cross Currents notamment, qui avait fait l’objet d’une bafouille dans notre Podcast #9 il y a quelques mois, ou encore à des glitchs cristallins paradoxalement apaisants sur Blue Patina on Stone ou Lowering, une douceur de tous les instants qui trouve son apogée sur le réconfortant Wind Shaped.


44. Anteraks - The Harbour of Thoughts

Anteraks, c’est l’excellent Innocent But Guilty aka Arnaud Chatelard de Stalsk mentionné juste un peu plus haut (et metteur en son également cette année sur son propre label Foolish Records de ce petit bijou de hip-hop stellaire, entre autres), associé ici au Roumain Uburgründ pour l’une des sorties les plus radicales et magnétiques du label bulgare Mahorka en 2021 (il y avait pourtant une jolie concurrence, ne serait-ce qu’avec le post-metal ample et atmosphérique de Sai ou l’IDM post-industrielle rêche et hallucinée de Brainquake). Composé de quatre morceaux-fleuves aux progressions hypnotiques et malaisantes, The Harbour of Thoughts déroule son dark ambient noisy comme une plongée dans les tréfonds d’une psyché ravagée, télescopant sonorités numériques et analogiques dans la grisaille cauchemardée d’un no man’s gris et mental où saturations, stridences et autres oscillations lancinantes viennent hanter nos moindres pensées. Prenant !


43. Water Music - Bones

"Après un Starland aux textures rêveuses et un brin troublantes, par moments presque lynchiennes (on y retrouvait d’ailleurs ce titre, pas un hasard), MJ Barker nous avait gratifiés de quelques sorties désormais introuvables, à l’image de ce Void. Serait-ce donc que l’Australien manque de confiance en son talent ? On espère en tout cas que Bones ne subira pas le même sort des oubliettes de l’internet tant on s’est déjà attaché à ce nouvel opus superbement dépouillé au songwriting aussi intense qu’évident (cf. The Great Divide et ses airs du Calexico de la grande époque avec l’outback australien à la place du désert de Sonora, et surtout le déjà classique Youth, mélodie de ce début d’année pour ceux qui aiment à réchauffer leur solitude post-covidienne à la flamme de Nick Drake notamment), sur lequel la voix du Melbournais évoque plus que jamais feu Sparklehorse, influence évidence sur cette folk rêche et intimiste aux affleurements électriques saturés, partagée entre lumière et mal-être. Téléchargez donc l’album sans tarder, demain il sera peut-être trop tard !"


42. Ignacio Simón - Old Friends

Échappé de Northwest, duo anglais responsable de deux des plus beaux disques de pop orchestrale et impressionniste de ces dernières années (citons surtout II, chroniqué ici), Ignacio Simón s’avère tout aussi sensible et ambitieux en solo, évoquant plus que jamais Mark Hollis à la grande époque de Talk Talk (cf. ce morceau-titre aux orchestrations renversantes) mais également David Sylvian (la fragile solennité du final The Magician tout en spleen pianistique et en nappes ambient) ou plus récemment Zelienople, sur cet Old Friends dont les chansons prennent le temps de dérouler leurs atmosphères de l’ombre à la lumière, puis de les transfigurer par ces arrangements d’une justesse infinie en contrepoint du romantisme en suspension du chant, véritable révélation de ce 4e long format (après notamment deux soundtracks plus expérimentaux) tant la voix du Londonien, rarement présente précédemment, n’y faisait figure que d’un élément discret parmi d’autres. Ici donc, pour la première fois, des chansons à proprement parler parmi les plus belles de l’année et un timbre capable d’enchanter même les incursions les plus ardues du disque, à l’image de ce Victor de 12 minutes aux velléités subtilement dissonantes, une douceur contrebalancée néanmoins par des morceaux nettement plus fantasmatiques voire cauchemardés, ces instrumentaux jumeaux Being Here et Being There, vecteur d’un contraste cinématographique et subconscient des plus saisissants.


41. Machinefabriek - With Drums

Après les voix manipulées de ses amis musiciens sur l’excellent With Voices en 2019, il est question ici pour le Néerlandais Rutger Zuydervelt de s’approprier de courtes pistes de batterie enregistrées de la manière la plus lofi possible par une pléiade de collaborateurs à faire pâlir même Aidan Baker et son fameux The Spectrum of Distraction, parmi lesquels Jim White, Tony Buck de The Necks, Greg Saunier (Deerhoof), Steven Hess (Locrian), Thor Harris (Swans), Jon Mueller (Death Blues - cf. quelques places plus haut), Karen Willems, Tom Malmendier, Mike Weis (Zelienople), René Aquarius (Dead Neanderthals) ou les ex Anticon Martin Dosh et Josiah Wolf (Why ?), entre autres grands noms des musiques expérimentales d’aujourd’hui. Procédant par collages avec en général les interventions de trois batteurs sur chaque court morceau, il imbrique, loope et superpose ces ébauches rythmiques d’un titre à l’autre avec quelques ajouts électroniques ou instrumentaux plutôt minimalistes, en général de simples nappes ambient ou des cordes éparses, et construit une suite aux élans libertaires étonnamment méditatifs, alternant groove et déstructuration, hypnotisme mystique et abstraction presque IDM au gré des morceaux qui s’enchaînent sans temps port mais n’excluent pas pour autant les respirations. Au final, With Drums s’impose comme un disque d’improv avant-gardiste particulièrement accessible de par son enchaînement jubilatoire de vignettes ne dépassant presque jamais les 2 minutes et formant néanmoins un ensemble autrement plus fascinant que la somme de ses parties.

Beautiful Gas Mask In A Phone