En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






10. [TH.A] - The Ephemeral Armour

"Présenté comme le jumeau cinématographique de Scorched Earth Policy Lab, désormais son principal projet dont on vient justement de sortir le nouvel EP Zero, en téléchargement prix libre sur la page Bandcamp d’IRM Netlabel, [TH.A] est le dernier-né de Thierry Arnal (Amantra, fragment., Hast...), et distille un dark ambient moins abrasif, plus accessible qui ne s’avère pas pour autant moins captivant ou moins tendu, bien au contraire. On y retrouve en effet le genre d’atmosphères hantées où pianotages sépulcraux, chœurs éthérés et vibratos de cordes menaçants viennent donner de l’ampleur aux drones caverneux, sans pour autant saturer le parfait sens de l’épure du Lyonnais, au point que l’on en vient à l’écoute de The Ephemeral Armour à se remémorer les chefs-d’œuvre baroques du Belge Kreng au tournant des années 2010. Un point de comparaison forcément gage d’une grande qualité pour ce soundtrack fantasmé dont les morceaux, sans véritables titres, semblent faire partie d’une plus large histoire propre au musicien que chacun pourra s’imaginer à sa manière."


9. Vladislav Delay - Rakka II

"Suite des pérégrinations de Vladislav Delay dans la tounrdra arctique du nord de la Finlande qui avaient donné naissance aux drones pulsatoires urgents et inhospitaliers de Rakka premier du nom l’année précédente, ce nouvel opus de l’expérimentateur scandinave flirte toujours avec la musique industrielle et l’épilepsie texturée mais également avec une sorte de techno bruitiste et tachycardique (Ranno), se pare dans son enchêtrement en flux tendu d’éléments rêches et abstraits d’une aura maximaliste encore plus grandiose par moments (Rakkn), et ménage lui aussi entre deux roulements de percussions sourdes et de basses sismiques son accalmie bienvenue, avec Rakas et son ambient de fonte des glaces. Un nouveau chef-d’oeuvre organique et singulier en somme pour l’auteur du génial Visa."


8. Grosso Gadgetto feat. Innocent But Guilty - Basement

"Rencontre au sommet, sur le label du premier, entre deux grands favoris d’IRM : Innocent But Guilty, aka Arnaud Chatelard de Stalsk, et Grosso Gadgetto, que l’on suit depuis plus de 13 ans maintenant [et dont on vient justement de sortir le nouvel album WHY, ndlr]. Tous deux familiers d’un abstract hip-hop à tendance industrielle mais aussi d’un drone ténébreux et d’une musique électronique expérimentale et abstraite, bien malin qui eut pu prédire la direction qu’allait emprunter ce Basement. Ambient ascensionnelle et mystique d’abord, avec un morceau d’ouverture de près d’un quart d’heure (Believe Me) aux scintillements irréels, avant de quitter la stratosphère pour les recoins plus sombres et opaques d’un Canaille croisant idéalement beatmaking downtempo, production abrasive et synthés mélodiques. La barre est placée haute d’emblée, ce qui ne veut pas dire que l’on est au bout de nos surprises. That young woman who had guided by us évoque ainsi le psychédélisme électronique rétro-futuriste et organique d’un Christ. (ex Boards of Canada) avant de laisser place à l’electronica lyrique d’un morceau-titre aux radiations claires-obscures, vertigineusement texturées et paradoxalement pleines d’espoir. Une lueur pas pour autant à l’abri des ombres carnassières, qui refont surface sur le fantasmagorique Twist them together dont les harmonies dronesques envahissent tout l’espace au rythme du plancher qui craque. Un Suddenly martial aux émanations de lumière noire et les imposants synthés presque mythologiques du final No surrenders... viennent clore le disque sur une volonté d’en découdre... avec les névroses et autres forces obscures qui sait ? Autant dire que l’on a déjà hâte de savoir où tout cela mènera si la collaboration venait à se poursuivre !"

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7. William Ryan Fritch - Built Upon a Fearful Void

1h38 de bonheur instrumental qui aurait pu ne jamais voir le jour : 8 ans après les premiers enregistrements, ce double album de William Ryan Fritch revient de loin. D’abord couché sur des bandes analogiques détruites par une fuite d’eau, Built Upon a Fearful Void fut réenregistré puis perdu à nouveau à cause d’un disque dur corrompu sur lequel étaient stockés les mixes de l’album. Ce n’est finalement qu’en 2021 que le multi-instrumentiste se décida à rejouer intégralement le disque en s’inspirant des vieilles cassettes abîmées de la première version. Un album qui évoque les sombres territoires précédemment explorés par le Californien sous le pseudonyme Vieio Abiungo avec ces cordes élégiaques au lyrisme clair-obscur et ces percussions rampantes et organiques aux accents tribaux, dans la continuité du superbe At Once, There Was No Horizon de l’année précédente mais aussi du sommet The Dregs (2019) de par ses mélodies de viole et de banjo également inspirées par l’Amérique des pionniers... et si le format peut sembler de prime abord moins immersif, avec 21 morceaux relativement "courts" au lieu des 6 longues pistes du premier cité par exemple, le ressenti est au contraire des plus magnétiques grâce à l’alternance régulière de méditations sombres et lancinantes, de requiems affligés et d’élans capiteux au romantisme (dans le sens originel du terme) plus marqué dans sa première moitié, tandis que la deuxième partie de disque nous appelle à l’abandon au gré de son ambient orchestrale presque mythologique faite de chœurs liturgiques, de cordes traînantes et de textures érodées par le temps, qui en arrive sur quelques titres, l’orgue aidant, à flirter avec l’univers d’un Max Richter. Un chef-d’œuvre de plus pour l’ancien violoniste de Skyrider.


6. Masayoshi Fujita - Bird Ambience

"Impressionné comme jamais par ce nouvel opus du Japonais que l’on suit pourtant avec délectation depuis plus de 10 ans dans ces pages, on en vient à se demander ce qui a vraiment changé, au fond, sur Bird Ambience par rapport aux déjà superbes Apologues (2015) et Book of Life (2018), les deux premiers albums sortis par l’ex El Fog sur le label britannique Erased Tapes. Serait-ce donc un surcroît d’ambition narrative dans les constructions de ces 12 titres qui donne à cet album, pourtant toujours aussi mélodique et apaisant, un aspect plus labyrinthique ? Davantage de retenue dans le lyrisme par la disparition soudaine de ces cordes cinématographiques qui venaient parfois étoffer les harmonies du vibraphone, comme toujours central dans l’œuvre du musicien ? Un regain d’expérimentation qui s’insinue discrètement dans des compositions pourtant encore plus sereines qu’à l’accoutumée, des polyrythmies et légères déstructurations du morceau-titre au jazz bitcrushé de Stellar en passant par les doux bruits analogiques qui émaillent le bien-nommé Noise Marimba Tape ? A moins qu’il ne s’agisse de cette sensation d’entendre les percussions se fondre peu à peu dans les nappes de synthés éthérées pour laisser place sur certains morceaux tels que Nord Ambient ou Fabric à de véritables méditations célestes d’une grâce invraisemblable ? On n’en percera peut-être jamais totalement le mystère mais le fait est que Masayoshi Fujita vient de sortir son plus beau disque, assurément l’un de ceux qui compteront au moment des bilans de fin d’année des amateurs de musiques atmosphériques séraphiques et racées."


5. Babelfishh - Coma Worthy

"Rescapé de la grande période du label anglais Decorative Stamp de James P. Honey (dont le spoken work nasillard s’immisce sur quelques titres ici, à l’image de Atop an Old Building in Reno) et Jamesreindeer, celle aussi où son cousin américain toujours actif pour sa part, le passionnant I Had An Accident Records, faisait encore le grand écart entre hip-hop singulier et expérimentations plus ambient ou noisy, Babelfishh partageait cette scène passionnante de fossoyeurs de l’indie rap avec d’autres marottes d’IRM qui se font rares voire carrément absentes aujourd’hui telles que Papervehicle, FRKSE, Oskar Ohlson (avec lequel il co-signait l’excellent We’d Rather Not chroniqué à l’époque dans nos pages), Evak, Edison ou Filkoe - plus d’un croisés par ailleurs chez les défunts WORK. Autant dire que c’est un petit évènement que de retrouver le Washingtonien Scott Huber, après quelques années aux sorties plus espacées, avec un chef-d’œuvre absolu de rap lo-fi sans concession dopé à la noise, à l’indus et aux productions de Sixtoo et d’Odd Nosdam chez Anticon il y a 15 ou 20 ans mais également au punk hardcore (Hollow Badges) ou même au black metal pure souche (Sangre Negra). Quelque part entre les flows de conscience abrasifs et désespérés du Sole de Live From Rome (No More Thanksgiving), les cordes plombées des compères A Band of Buriers (The Worst Thing Imaginable, Wednesday Foodbank), le noise rap de Techno Animal (Writhe in the Ailments, du nom de cet excellent cru) et tout ce que la musique bruitiste peut mêler d’urgent, de névrotique et de décharné, Coma Worthy offre ainsi une digne suite, 8 ans après, à l’apocalyptique et libertaire Howl Bender avec un petit quelque chose en plus, peut-être dans sa construction ou sa progression, qui le rend particulièrement addictif et propice aux écoutes répétées, en dépit de son inconfort assumé à faire passer Dälek pour un descendant du daisy age."


4. C. Reider & Christophe Petchanatz - Ghost Factory

"Après le Comeladien Rainbow de Nuit, recueil de ballades nomades enregistrées avec David Fenech et faisant la part belle aux mélodies acoustiques de bric et de broc et aux harmonies joliment déglinguées à grand renfort d’instruments atypiques aux sonorités bringuebalantes et de field recordings du quotidien, on retrouve ici Christophe Petchanatz aka Klimperei sous une facette qu’on lui connait moins, celle de l’expérimentation ambient hypnotique et inquiétante. En compagnie de C. Reider, le Lyonnais anime sur Ghost Factory une poignée d’ectoplasmes des plus fascinants, faits d’instruments bitcrushés et de phasers mouvants (deux qualificatifs qui siéraient d’ailleurs tout à fait à la pochette du disque), de beats sourds et de drones organiques, de pads cristallins et de field recordings manipulés, ballet de fréquences intrigantes voire anxiogènes mais jamais pesantes qui culmine sur le magnétique Apocalypse Of Absence."


3. Cloudwarmer - The Covidians Sharpen Their Teeth

Taclant avec décontraction l’anxiété générée par la pandémie et ses conséquences conspirationnistes symbolisées par les monologues samplés du tristement célèbre leader de secte Marshall Applewhite, The Covidians Sharpen Their Teeth est probablement la plus belle réussite des ex The Fucked Up Beat depuis la réactivation de leur collaboration sous l’identité Cloudwarmer il y a près de 4 ans. Étonnamment au regard de ce contexte hautement propice au sentiment paranoïaque et anxiogène qui sous-tendait la plupart des sorties de leur projet initial, les deux Américains (dont Eddie Palmer, déjà mentionné lors du volet précédent) y insufflent une légèreté nouvelle par l’intermédiaire de samples et arrangements influencés par les musiques africaines (les cuivres de The Melancholy Menace, No Use Giving Up, de Still Feral, Last Chance To Evacuate ou de Bet On What Kills You, New Year New Plague New Yacht par exemple) et asiatiques ( les capiteux Not Dystopian If It’s Actually Happening, Stochastic Slide et Wealthphobic, No Mask No Entry) voire les deux à la fois (sur Barry Burton, First Man on Mars ou No Vaccine For Debt, Does Anyone Think Global Warming Is A Good Thing ?), mais aussi par le biais de sonorités et de rythmiques plus ouvertement hip-hop (cf. notamment Absolutely Devastated, Don’t Take Me Home et The Imposter, Film Noir Is Over Long Live Film Noir) voire de réminiscences électro plus frontales (The Return Of Cold Wave, This World Is Not For Me, ou le final aux accents big beat Jeff Buckley, Vampire Slayer) évoquant Deathwave International, l’un des nombreux autres duos d’Eddie Palmer - avec Aries Death Cult, Fields Ohio ou encore Vietnam II. La dimension cinématographique demeure toutefois bien présente et les compos plus virtuoses que jamais avec toujours beaucoup de piano, de beats syncopés, de basses rondes au groove saillant et d’atmosphères surannées faites de choeurs baroques et de sampling anachronique (cf. Goodbye Anthropocene, Hello Karenocene ou Dread In Providence, A Covidian Walks Home Alone At Night), éléments constitutifs de l’ADN musical du New-Yorkais auréolé de pas moins de 6 mentions dans nos classements mensuels en 2021 dont 4 "albums du mois" (un record !), et de deux des quatre premières places du bilan annuel de mon compère Elnorton... excusez du peu.


2. Tenshun & Bonzo - Hypnagogic Drauma

"La paire révélée par le label IHAA dont ils s’affranchissent désormais échappe décidément rarement à nos bilans. Avec Hypnagogic Drauma, la "formule" reste en apparence inchangée : deux faces, un titre d’une vingtaine de minutes pour l’Américain Tenshun qui ouvre le bal et pareil de l’autre côté du miroir pour son compère ukrainien. Déluges de drums triturés et distordus comme au temps des raves underground 90s ou du Richard D James de Come to Daddy, Hypnagogic voit le premier trouver l’équilibre parfait entre son passif harsh-noiseux aux effets psyché-saturés et son intérêt relativement récent pour un beatmaking épileptique et déstructuré, le tout en mode 100% névrotique et mâtiné de quelques samples inquiétants, histoire de faire le lien avec le cauchemar éveillé qui va suivre. Car Bonzo, fidèle à lui-même, continue de véhiculer sur Drauma son obsession cathartique pour un cinéma bis horrifique et flippant, ses drums downtempo lourds et menaçants vrillés de drones ténébreux sous-tendant une utilisation des samples comme matière première pour façonner des atmosphères hantées dont la tension va crescendo et nous happe pour ne plus nous lâcher. L’un comme l’autre signent ici deux de leurs meilleurs titres sans jamais flirter avec la redite, gageure pour une œuvre aussi cohérente qui n’en finit plus de nous captiver."


1. Prefuse 73 - The Failing Institute of Drums & Other Percussion

"4e volet d’une série en cours de sorties thématiques passées par les collages et manipulations de samples (The Failing Institute of the Sampled Source), l’ambient et la musique contemporaine (The Failing Institute of the Contras) ou encore l’expérimentation lo-fi (The Failing Institute of Tapes Upon Tapes), The Failing Institute of Drums & Other Percussion est jusqu’ici le plus typique de ce à quoi nous a habitués depuis maintenant près d’un quart de siècle le touche-à-tout Guillermo Scott Herren sous l’alias Prefuse 73. C’est aussi le meilleur, et peut-être bien sa plus belle réussite sous ce patronyme, en tout cas la plus enthousiasmante depuis les deux premiers albums du projet, Vocal Studies + Uprock Narratives et One Word Extinguisher. Le musicien s’y est en effet adjoint les services de deux batteurs et percussionnistes qui apportent à ses constructions rythmiques une sensation de liberté flirtant avec le jazz et l’improvisation, et surtout une qualité organique voire boisée épousant à merveille les textures ambient et les mélodies cristallines de ces vignettes électronica/hip-hop plus rêveuses et bucoliques que jamais. Pas un hasard s’il y est question à plusieurs reprises, et même par field recordings interposés, de s’échapper avec les oiseaux, un exercice auquel l’Américain se prêtait brillamment via l’ambient-folk impressionniste de son regretté projet Savath & Savalas, dont il parviendrait presque ici à égaler les sommets."

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