Certains chroniqueurs n’attendent qu’une chose : mettre un terme à leur année musicale (généralement autour de la Toussaint) et lâcher leurs "50 albums préférés" parmi les 60 ou 70 écoutés dans l’année, avant la concurrence mais non sans s’assurer d’avoir à peu près les mêmes que tout le monde (c’est qu’il ne faudrait pas non plus passer pour des has been). Eh bien à IRM, c’est un peu l’inverse : on a du mal à s’arrêter. Les nouveautés affluent sans cesse, et parmi elles nombre d’albums d’artistes déjà suivis avec assiduité dans ces colonnes - et avec près de 10 000 musiciens désormais recensés dans notre base de données, forcément ça n’en finit jamais.

Alors, quid de la sortie surprise du 30 décembre qui va nous mettre KO et nous faire regretter un classement anticipé de quelques jours ? Quid de ces rattrapages, forcément nombreux en cette période de bilans et parfois susceptibles de tout chambouler ? L’excellent Sow Your Gold In The White Foliated Earth de Deathprod par exemple, petit bijou de dark ambient néoclassique aux cordes hantées passé entre les mailles du filet en septembre et découvert pour ma part il y a quelques jours seulement, méritait-il ou non une inclusion de dernière minute dans ce top sur la foi d’une seule écoute, au risque d’en éjecter un autre disque apprécié depuis plusieurs mois ? Voilà le genre de questions existentielles que l’on se pose par ici au détriment d’une course à l’audience qui n’a jamais été le fort de la maison. Idéalement bien sûr, un bilan annuel devrait se faire en février ou mars de l’année suivante (ça nous est arrivé plus d’une fois), mais par expérience, à cette période-là, même les plus maladifs, obsessifs, compulsifs des curieux dans notre genre sont déjà passés à la suite. Alors il s’agit de trouver un juste milieu, de se lancer à l’approche de la nouvelle année après avoir mis le holà sur l’inventaire des sorties du moment pour éviter migraines et frustration. Unique consolation : savoir que nos lecteurs fidèles n’en seront pas moins au rendez-vous, conscients après toutes ces années que nos tours d’horizon n’auront pas grand chose de redondant avec ceux des voisins... on vous laisse juge !



120. Casual & DEAD PERRY - The Art Of Reanimation

Passée sous les radars chez nous comme nombre d’albums indie hip-hop de qualité cette année, cette collaboration entre le rappeur des géniaux Hieroglyphics et un jeune producteur inconnu au bataillon, sortie sur le très chouette label néerlandais Below System Records, tranche avec la décontraction habituelle du Californien. Exit la légèreté west coast d’un He Think He Raw il y a 20 ans déjà, c’est du côté obscur et cosmique du boom-bap que l’emmène Dead Perry sur cette généreuse collection de titres dont la tension urbaine aux arrangements insidieux révélant un flow plus gritty qu’à l’accoutumée n’empêche pas une vraie dimension mélodique, constante chez le bonhomme, et quelques relâchements presque bienvenus aux discrets accents G-funk ou R’n’B.


119. ctrl+opt - mapa

Le label Schematic des Autechre floridiens, j’ai nommé Phoenecia, n’est jamais avare en pépites électroniques délicieusement tordues. Cette fois pourtant, avec ce premier album de ctrl+opt, le terreau drum’n’bass stellaire et malléable est étonnamment accessible, pas loin de l’équilibre du Squarepusher de My Red Hot Car. Lorgnant tantôt sur la house, la techno et l’IDM, mapa fait d’un groove irrésistible et de synthés acid ses fils conducteurs, parvenant à mêler complexité rythmique et limpidité presque easy listening grâce à un mix d’une grande clarté et à un sens mélodique aiguisé.


118. Thisquietarmy x Away - Machine Consciousness, Phase III

Troisième collaboration réussie du guitariste ambient/shoegaze de Montréal Eric Quach avec le batteur Michel Langevin de Voivod, Machine Consciousness, Phase III est issu des mêmes sessions que les deux opus précédents The Singularity, Phase I & II et déroule le même genre de crescendos magnétiques et hypnotiques devant autant au psychédélisme space rock qu’au krautrock ou à la kosmische musik, entre nappes radiantes, slicers électroniques et martèlements presque épileptiques.


117. Pan Amsterdam & Damu the Fudgemunk - EAT

Encore une sacrée année pour Damu, beatmaker que l’on retrouvera plus haut dans le classement avec un gargantuesque double album de hip-hop cosmique infusé au jazz et en particulier à Sun Ra. Sur EAT, on entend déjà pas mal de trompette mais c’est dans une atmosphère essentiellement rétro aux accents 70s et aux réminiscences de musique asiatique que s’exprime le flow grave et posé de Pan Amsterdam, lui-même aux cuivres sur ce petit bijou de rap élégant, aérien et très abordable, culminant sur la mystique éthérée du superbe Stick Around.


116. Motorpsycho - Ancient Astronauts

L’expression "égaux à eux-mêmes" a probablement été inventée pour les Norvégiens de Motorpsycho, véritable institution heavy rock psyché qui ne déçoit quasiment jamais et livre encore une fois avec Ancient Astronauts une irrésistible poignée de progressions épiques et libertaires. Les riffs à 12 doigts côtoient comme à l’accoutumée un véritable sens de l’atmosphère, en témoigne d’entrée de jeu l’impressionnant The Ladder ou bien sûr (titre qui résume on ne peut mieux le groupe) Chariot Of The Sun - To Phaeton On The Occasion Of Sunrise (Theme From An Imagined Movie), final en clair-obscur de plus de 22 minutes dont les choeurs célestes d’abord soutenus par une guitare claire et par des clochettes cristallines laissent rapidement place à des passages plus anxieux ou fiévreux.


115. Primitive Man - Insurmountable

Insurmontable, le mal-être du combo de Denver l’est très probablement, à en juger par ce nouvel abyme fait disque dont le growl caverneux, suintant la rancoeur et la frustration, habite sur des titres d’une dizaine de minutes en moyenne un tapis de saturations cradingues et de larsens malsains, ce doom/sludge glauque et sépulcral qu’on leur connaît entrecoupé de courtes embardées black metal et, comme souvent, de passages presque dark ambient sur lesquels soufflent les funestes bourrasques d’un vent mauvais venu tout droit de la géhenne.


114. Svaneborg Kardyb - Over Tage

Au regard de la pochette géométrique de cet Over Tage, on aurait tôt fait d’imaginer les Danois en chantres de l’abstraction. Il y a un peu de ça - ni plus ni moins que chez Tortoise ou Tangents disons - mais c’est avant tout à un jazz ultra-mélodique et mélancolique que nous convie le duo, un univers auquel la légèreté du toucher de Nikolaj Svaneborg au piano électrique Wurlitzer confère une teinte onirique proche de l’electronica, les percus et la batterie feutrée de Jonas Kardyb, entre groove easy listening et fluidité virtuose, évoquant quant à eux cette scène chicagoanne à la croisée du post-rock et du jazz dont les sus-nommés Tortoise sont les plus fameux représentants.


113. r.roo - enough

De l’Ukrainien r.roo, on connaît surtout cette electronica caoutchouteuse au piano affligé et aux arrangements poignants qui culminait il y a un peu plus de 10 ans sur le merveilleux Broken Time publié par Raumklang Music, et dont on retrouve encore régulièrement de beaux restes (cf. par exemple sur cet EP). Pourtant les incursions plus ambient du musicien n’ont rien à leur envier en terme de délicatesse et d’émotion, comme en témoigne cet enough tout en contrastes entre percussions cristallines et nappes lourdes et opaques, album initialement composé pour une installation immersive dont les mélodies semblent s’extirper d’un puits de matière noire pour aller chercher un peu de lumière et d’espoir.


112. Hybrid Collusion - Corpse

Une hydre à 5 têtes pour une hybride collusion, chapeautée par le Canadien Purple Crow et découverte grâce à la présence au sein de la fine équipe de Philippe Neau (dont le magnétique 21 en compagnie de Boban Ristevski n’est pas passé loin de cette liste), graphiste du projet également en charge d’une partie de ces field recordings qui viennent transformer en matière vivante cette longue suite d’instrumentaux ténébreux et particulièrement immersifs aux allures de cadavre exquis. Phagocytant électro kosmische, errances saxophoniques et autres collages analogiques dans le bouillonnement opaque de son Styx sans début ni fin, Corpse sonne comme une traversée anxiogène et hallucinée vers un ailleurs mystérieux et probablement inhospitalier.


111. Caulbearer - Drugs In Heaven / Cody Drasser - Wilderlost

Un nouvel album de Caulbearer, une compil de raretés, une collaboration du duo avec Facetoucher, une sortie en solo et un 4e split du projet Autopsy qui l’associe une nouvelle fois à Facetoucher ainsi qu’au projet House of the Lie de son compère de Caulbearer, Ben Roe Jr. : l’Américain Cody Drasser n’a décidément pas chômé cette année. On vous a retenu le meilleur, soit l’ambient vibrionnante de Cody en solo qui semble passer par les quatre éléments air, terre, eau et feu, de fourmillements solaires en grouillements somatiques, et ce Drugs in Heaven signé Caulbearer donc, qui déroule sur 5 longs titres accaparants le genre de spiritualité narcotique que son titre laisse imaginer, une ambient de purgatoire ou de bad trip, au choix, qui semble contempler sa propre attirance ambiguë pour un au-delà synonyme de libération.


110. Daniel Villarreal - Panamá 77

Encore une belle année pour le label de Chicago International Anthem, qui échappe de plus en plus souvent au paradigme jazz, pour toucher notamment avec ce premier album du percussionniste et DJ d’origine panaméenne Daniel Villarreal à une fusion psyché chaleureuse et typique de la moiteur sud-américaine, qui doit autant aux circonvolutions mélodiques de Tortoise (en partie sous l’influence du grand Jeff Parker, à la guitare électrique sur l’essentiel du disque) ou à Money Mark qu’au tropicalisme brésilien (ces percus tribales et autres orgues et claviers baroques un peu partout) et au jazz métissé du séminal Arthur Verocai. Pour le reste, Le Crapaud en parle mieux que moi par ici.


109. NCY Milky Band - 100 Ans

Petite révélation que ce quatuor nancéien dont le psychédélisme électro-pop instrumental entre emphase et mélancolie rapproche joliment jazz cosmique et réminiscences French Touch (le clin d’oeil au Air de Moon Safari sur Les Fils du Temps est sans équivoque) à coups de synthés tantôt funky ou planants, de piano mélodique, de basses rondes et d’orchestrations ambitieuses. Un disque qui part dans tous les sens (hip-hop compris avec un featuring idéal de Quelle Chris sur l’excellent Back To Up) avec en fil d’Ariane une production rétro-futuriste assez massive qui n’est pas sans évoquer par moments celle du Mgmt des débuts.


108. Wizards Tell Lies - No One Horizon

Souvent plébiscité dans ces pages, le rock instrumental horrifique aux accents tribaux de Wizards Tell Lies manque peut-être un peu d’ampleur et de fièvre sur cette nouvelle sortie du côté de son propre label Simiman Sound pour emporter le morceau autant qu’un Lost King, After You ou qu’un Bad Nature - il faut dire que la barre était haute ! Néanmoins, le Britannique influencé ici par l’atmosphère du très dérangeant Cure de Kiyoshi Kurosawa continue d’impressionner par son jusqu’au-boutisme évocateur d’un no man’s land de tourments intérieurs, entre hypnotisme glauque et tension viciée flirtant avec une noise plus abrasive que jamais, abstraite et organique à la fois.


107. Monolithe Noir - Rin

Après l’electronica fébrile et organique du très beau Moira, Antoine Pasqualini et ses acolytes confirment avec un disque qui fait feu de tout bois, des entrailles motorik d’un rock synthétique incandescent à un downtempo presque ambient en passant par une kraut-pop entêtante à la Silver Apples (Landmaerck) ou ces effluves de musique arabe qui culminent sur l’halluciné Barra Bouge et son climax psyché/saturé qui n’aurait pas démérité sur un album de The Oscillation.


106. Chris Weeks - Space​(​s) / Dream Sequencing : Part I

Au très onirique et vaporeux Dream Sequencing : Part I qui laissait passer la lumière à travers sa vitre granitée et en malmenait les reflets via quelques pulsations glitchées, est venu répondre en toute fin d’année non pas un second volet (que l’on peut probablement espérer pour l’an prochain) mais un Space​(​s) plus austère, aux imposantes vagues de radiations dronesques qui n’empêchent pas une certaine harmonie de s’installer, comme toujours avec le Britannique auteur de quelques-uns de mes albums ambient favoris de la décennie précédente - et déjà en bonne place de mon classement des EPs avec le magnifique Equilibrium, sans oublier une paire de mentions plus qu’honorables pour ses side projects électro/psyché Myheadisaballoon et Kingbastard.


105. Run Logan Run - Nature Will Take Care Of You

Découverts pour ma part cette année avec la sortie de ce quatrième album plébiscité il y a quelques semaines à peine dans notre classement de novembre, les Bristoliens Run Logan Run ont déjà connu un changement de line-up et de label à l’occasion du précédent opus, For A Brief Moment We Could Smell The Flowers, marquant leur affiliation à la structure locale Worm Discs. Avec l’arrivée l’an dernier de Matt Brown à la batterie en lieu et place de Dan Johnson, le duo central a gagné en groove et en fluidité ce qu’il a perdu en incursions free, permettant au saxophoniste Andrew Neil Hayes avec l’aide du bassiste et producteur Riaan Vosloo souvent croisé chez Nostalgia 77 d’adopter une approche plus dramaturgique, à la fois massive et atmosphérique, quelque part à la croisée du big band cinématographique et du doomjazz, laquelle trouve même une densité nouvelle sur cet album grâce à la place laissée aux nappes ambient des synthés modulaires et à l’apport d’Annie Gardiner (chanteuse/multi-instrumentiste d’Hysterical Injury) aux vocalises fantomatiques.


104. Built To Spill - When the Wind Forgets Your Name

Ne vous fiez pas à cette (néanmoins belle) 104e place, ce 9e album en 30 ans du groupe de Doug Martsch s’approche dangereusement chez moi d’un podium indie pop/rock cette année, à rebours de la vaste arnaque que le genre est devenu aux US en particulier, plombé par les recettes racoleuses d’une récupération commerciale éhontée. Heureusement, Built to Spill est resté droit dans ses bottes, et passé un morceau d’ouverture qui déjoue avec sensibilité des guitares heavy/psyché et autres accents glam semblant vouloir tourner en dérision la clique nostalgico-relou des Ty Segall, Thee Oh Sees, King Gizzard et consorts, on retrouve rapidement le songwriting à fleur de peau et les arrangements de guitare subtilement lyriques et audacieux de l’une des toutes meilleures formations indie rock des 90s, avec un disque qui à défaut de perpétuer l’intensité des plus grandes heures reflète la maturité du trio de Boise, Idaho en termes de production.


103. Jesu - Pity / Piety

Plus intéressant que ses dernières sorties trop emo/lyriques à mon goût, le nouveau Jesu nous permet de retrouver un Justin Broadrick toujours pertinent, dont les élans pop récents se font ici plus atmosphériques à la mesure de ces deux slow burners aussi massifs que vaporeux de 17 minutes chacun. Les guitares s’y mêlent aux distorsions électroniques, vibe rétro-futuriste qui ajoute encore à la mélancolie hypnotique de l’ensemble... de quoi faire oublier pour de bon la déception du New Religions Old Rules de JK Flesh et par la même occasion celle du dernier Author & Punisher que ce Pity / Piety éclipse à tous les niveaux.


102. Deniz Cuylan - Rings Of Juniper

On ne prête jamais assez d’attention au très prolifique et souvent qualitatif Hush Hush Records, qui après nous avoir fait découvrir People’s Palms ou Brandon Locher, hébergé les plus belles sorties des envoûtants Cock & Swan ou livré cette année des petits bijou d’ambient en collaboration signés Alex Smalley & Lucia Adam ou Tapani Rinne & Juha Mäki-Patola, n’en est plus à une surprise près. Qu’est-ce qui pouvait donc bien se cacher derrière cette pochette à la croisée des albums de Cat Stevens et des toiles de Kandinsky ? Eh bien quelque chose de peu habituel pour le label de Washington, l’acoustique au spleen capiteux et aux arrangements luxuriants d’un musicien turc mêlant guitare classique, piano impressionniste, clarinette et cordes de soundtrack imaginaire. Une petite merveille à découvrir d’urgence !


101. Gold Panda - The Work

Je n’aurais pas forcément mis une pièce sur la possibilité d’entendre le meilleur album de l’ex pensionnaire du label Ghostly International en 2022. Désormais chez City Slang, le Britannique brille pourtant par un lyrisme plus inspiré que jamais sur The Work, cultivant toujours cette esthétique glitch-hop stratosphérique qu’on lui connaît, faite de beats syncopés, de VST acoustiques, de bribes de mélodies vocales déstructurées et de nappes éthérées, et flirtant par moments avec l’ambient ou avec une techno désarmante de ferveur énergisante.

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