Souvent chroniqué dans nos pages au tournant de la décennie 2010 alors qu’il commençait à espacer les sorties radicales ou culturellement marquées (noise, metal expérimental, musique klezmer, etc.) au profit d’un jazz plus posé voire mélodique quoique souvent tout aussi aventureux, on avait quelque peu délaissé le compositeur américain ces dernières années, et ce pour plusieurs raisons.

D’un côté, notre peu d’intérêt pour certaines séries en cours auxquelles il consacre énormément de temps et d’énergie, à commencer par les Hermetic Organ, impros solo à l’orgue qui en sont déjà à leur 13e volet. De l’autre, il faut bien l’avouer, son refus et celui de son label Tzadik de prendre le train de Bandcamp, ses sorties étant aujourd’hui disponibles à l’écoute sur toutes les plateformes commerciales ouvertement inéquitables envers les artistes mais absentes de la seule dont l’éthique est irréprochable. On peut s’interroger par exemple quant à sa présence sur Youtube, au regard des quelques centaines d’écoutes par titre de ses derniers albums, autant dire peanuts en termes de monétisation... le voir favoriser cette plateforme mercantile jusqu’à la nausée et bouffée par des pubs envahissantes est un peu décevant de la part d’un artiste à contre-courant depuis ses débuts du music business et de ses canons esthétiques aseptisés.

Quand-même bien même, John Zorn demeure un artiste passionnant et cette nouvelle rubrique IRM Expr6ss était l’occasion rêvée pour quelques rattrapages concentrés sur ses productions 2024.


- John Zorn - Ballades (Tzadik, 19/07)

Pianiste récurrent pour Zorn, de Mount Analogue à Multiplicities : A Repository of Non-Existent Object en passant par plusieurs volumes du Book of Angels, le virevoltant Brian Marsella, à la tête par ailleurs d’un autre trio actif récemment chez Tzadik, fait un peu son Rob Burger (de l’Alhambra Trio zornien) meets McCoy Tyner (fidèle pianiste de Coltrane) sur ce disque de jazz un brin schizophrénique. À la fois ligne claire/chaloupé, méditatif et émaillé de fulgurances plus free (soutenues par les roulements de baguettes et les breaks de Ches Smith aux fûts), Ballades se révèle à l’équilibre entre mélodies au romantisme easy listening, velléités libertaires et digressions volontiers inquiétantes, la contrebasse de Jorge Roeder étant elle-même capable de se faire tantôt insidieuse ou ouatée. Un magnifique album d’équilibriste comme John Zorn en a le secret et assurément la plus belle réussite de l’Américain jusqu’ici cette année.



- John Zorn - Her Melodious Lay (Tzadik, 21/06)

Un album pour deux guitares acoustiques, celles de Gyan Riley (fiston du séminal compositeur minimaliste Terry Riley, auquel Zorn rendait justement hommage en janvier dernier via le 12e volet des Hermetic Organ) et Julian Lage, qui en sont à leur 5e opus en duo... ça peut paraître gentillet sur le papier, mais on est bel et bien chez l’auteur de Moonchild et même en mode jazz/folk, les contrepieds constants et autres discrets éclats dissonants voire gentiment déglingués au milieu des mélodies solaires, de même que ces changements de tempo soudains passant de la ballade sentimentale à la cavalcade sinueuse, évoquent l’équilibre de nombre de ses sorties jazz des années 2010. Une bonne porte d’entrée pour découvrir le Zorn de la "maturité" en somme.



- John Zorn - Lamentations (Tzadik, 16/08)

Peut-être l’album le plus atypique de cette sélection, Lamentations présente 4 longues compositions pour trio de guitares acoustiques, les instrumentistes en question étant justement les susnommés Gyan Riley et Julian Lage accompagnés de l’habitué Bill Frisell, collaborateur privilégié de Zorn depuis The Big Gundown (les fameuses reprises déglinguées de Morricone, sorties en 1986) comme au sein de Naked City mais aussi plus récemment du Gnostic Trio, inauguré en 2012 par le petit bijou The Gnostic Preludes. "Atypique", on va probablement un peu vite en besogne puisque le trio en est déjà à sa 7e sortie en 5 ans chez Tzadik mais il faut avouer que l’on n’associe pas naturellement le compositeur new-yorkais à ce genre de sérénades tantôt dynamiques, introspectives ou romantiques, brassant notamment accents méditerranéens et manouches. Une jolie sortie mélodique et toute douce entre jazz et folk, qui ne restera probablement pas dans les annales zorniennes mais vous lavera les tympans des productions digitales surcompressées du moment.



- John Zorn - The Hermetic Organ Vol. 12 : The Bosch Requiem (Tzadik, 19/04)

On en parlait en introduction, qu’il officie lui-même derrière l’instrument ou en confie le jeu comme ici au claviériste jazz John Medeski, lequel l’accompagne régulièrement depuis près de 30 ans, j’ai toujours eu beaucoup de mal avec cette série de Zorn consacrée à l’orgue solo, un exercice résolument minimaliste qui à ma décharge doit avoir pour moi un caractère viscéralement repoussant, cf. ces quelques mots assassins sur la dernière sortie de la célébrée Kali Malone, d’un ennui indescriptible me concernant. Et qu’importe si The Hermetic Organ renoue sur ce 12e volet avec une dimension plus hantée, le disque m’a souvent semblé pénible d’atonalité poussive, de kitsch dans ses harmonies discordantes et de pauvreté en termes de texture, comme presque chaque volume écouté jusqu’ici.



- John Zorn/Jesse Harris - Love Songs Live (Tzadik, 31/05)

On retrouve le même trio d’instrumentistes que sur les Ballades chroniquées plus haut, avec au chant Petra Haden (soeur de Josh Haden de Spain pour lequel elle a souvent donné de la voix et joué du violon) sur ce nouvel album de chansons composé et écrit pour elle par John Zorn et Jesse Harris respectivement, déjà responsables en 2020 de Songs For Petra Harris lui-même officiait à la guitare et aux claviers. Cette fois, à en croire les liner notes, il s’agit de la version concert d’une comédie musicale montée conjointement par tout ce joli monde, une performance enregistrée à New York en septembre dernier devant un public restreint. N’ayant jamais été très client de Sondheim et compagnie, j’avoue avoir été relativement hermétique à cette sortie, très (trop) longue et dans laquelle Petra, que l’on préfère par exemple aux choeurs chez The Lord (cf. #66 ici), n’est pas complètement dans son élément, la faute à Zorn et Harris en recherche de virtuosité plutôt que d’émotion et incapables du genre de magie que requiert l’exercice du songwriting lyrique pour sortir du tout-venant... n’est pas Burt Bacharach qui veut.



- Phantom Orchard - Hit Parade Of Tears (Tzadik, 15/03)

On se quitte sur le plus beau disque de la sélection et, n’ayons pas peur des mots, un petit chef-d’oeuvre, marquant après 10 ans d’absence et leur précédent opus Through The Looking-Glass enregistré avec un petit ensemble de musiciens, le grand retour du tandem Ikue Mori/Zeena Parkins, en petit comité cette fois mais non moins foisonnant, la harpiste américaine jouant sur le disque de toute une variété d’instruments (harmonium, ondes Martenot, synthé sou encore accordéon) tandis que que sa comparse japonaise membre d’Electric Masada, New-Yorkaise d’adoption depuis pas loin de 50 ans, se concentre sur l’électronique, la production et autres menues percussions. Inspirés d’un recueil d’histoires courtes de science-fiction d’Izumi Suzuki, auteure connue pour avoir inspiré le mouvement cyberpunk, les instrumentaux de Hit Parade Of Tears n’en tirent pas moins davantage sur le conte de fées noir que sur l’anticipation (ou alors, la scène des poupées dans "Blade Runner", ce genre), le jeu de harpe si particulier de Zeena Parkins, évoquant par moments son travail séminal sur l’immense Vespertine de Björk, servant de fil conducteur aux télescopages toujours aussi détraqués des machines, grouillements et percussions, entre schizophrénie enfantine (Forgotten) et rêves malsains (Desperate Wishes, When my Skin was Still Humming), mélodies opalescentes (You May Dream, Night Picnic), gothique névrosé à la Danny Elfman (Trial Witch, After Everything) et pure atonalité cauchemardée (Women and Women, Extraterrestrial Love). Je ne regretterai pour ma part - mais c’est bien pour pinailler - que l’incursion spoken work hispanophone un peu mécanique de Full of Malice, un marronnier des sorties ambient en ce moment (le spoken work dévitalisé, pas l’espagnol) qui vient en rompre le temps d’un titre l’enchantement de bande originale imaginaire.

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