Vous l’aurez compris aux teintes austères de la plupart des pochettes des albums présentés ici, ce nouvel IRM Expr6ss ne va pas donner dans la franche rigolade. Par contre, eu égard au niveau stratosphérique des sorties de ce mois de novembre, les amateurs d’ambient exigeante, de mutations électroniques, de spoken word orchestral ou de noise de purgatoire pourraient bien y découvrir tardivement quelques-uns de leurs futurs favoris de l’année.
Clark - Steep Stims (Throttle Records, 7/11)
Inégal et donc forcément décevant il y a deux ans avec Sus Dog, plombé par un chant hédoniste et des synthés plus en avant qu’à l’accoutumée, Clark renoue ici avec l’excellence des sorties de la fin des années 2010 consécutives à son départ du label Warp, tout en reconnectant avec la dimension techno de l’album homonyme de 2014 (Infinite Roller) ou l’IDM musclée d’un Totems Flare (les acides Blowtorch Thimble et Civilians). À la fois massif dans ses arpeggiators dynamiques (Gift and Wound, Who Booed the Goose) et ses incursions aux rythmiques binaires (Janus Modal, Inpatient’s Day Out), instable et délicat dans ses textures (No Pills U, Negation Loop, Micro Lyf) et insidieux lorsqu’il distille ses mélodies au piano préparé (18EDO Bailiff), un aspect qui culmine sur l’extraordinaire Globecore Flats azimutant son espèce de clavecin baroque à coups d’imparables beats drum’n’bass, Steep Stims joue d’un fragile équilibre entre électro régressive et ambient hantée, et s’impose comme le terrain de jeu libertaire d’un géant de l’expérimentation qui n’a plus rien à prouver.
Gareth Davis & Scanner - Songlines (Moving Furniture, 21/11)
Depuis 2017, le clarinettiste britannique Gareth Davis croise régulièrement le fer sur albums comme sur EPs avec son compatriote Robin Rimbaud aka Scanner, adepte d’une musique électronique à forte teneur atmosphérique. Sur Songlines, les deux musiciens nous ont concocté une paire d’instrumentaux immersifs et mouvants, passant d’un drone épuré aux foisonnements de blips et arpeggiators futuristes (Structure Of Statements) à des textures plus denses émaillées de synthés aux intrigants motifs percussifs. Deux longues compositions aux variations subtiles où jamais la clarinette ne se fait entendre dans son plus simple appareil, manipulée jusqu’à l’abstraction pour donner corps à ces épaisses nappes tantôt opaques ou abrasives.
Lawrence English & Stephen Vitiello - Trinity (American Dreams, 21/11)
Si son écurie Room40 demeure pour nous une référence absolue des musiques expérimentales versant ambient, cf. encore en 2024 cette mention en tant que label de l’année, cela faisait un petit moment que le patron Lawrence English ne nous avait plus mis à terre avec l’une de ses propres sorties. Troisième collaboration avec le musicien électronique américain Stephen Vitiello, leur première depuis l’immense Fable de 2014, Trinity retrouve le souffle qui manquait aux derniers enregistrements souvent conceptuels et austères de l’Australien, via 5 titres à la fois déstructurés, percussifs et majestueux composés chacun en collaboration avec un 3e larron, du pianiste Chris Abrahams de The Necks sur l’évanescent With Chris au regretté Steve Roden le temps d’un final électro-acoustique mélancolique et crépitant, en passant par Brendan Canty, le batteur de Fugazi dont le crescendo de tension enflamme un With Brendan incandescent.
Moor Mother feat. Wooden Elephant, Beethoven Orchester Bonn & Dirk Kaftan - Analog Fluids of Sonic Black Holes (MDG, 21/11)
Souvent absconse et poussive avec SUMAC (une rencontre dont on espérait tellement mieux) et guère plus intéressante en solo en dépit des beaux line-ups de guests (cf. ici ou là), Moor Mother ne nous emballait plus qu’en featuring ces dernières années, ou au micro de son combo jazz Irreversible Entanglements. Dès lors, quoi de mieux pour relancer la machine que de reprendre en intégralité son meilleur album à ce jour, Analog Fluids Of Sonic Black Holes (cf. #24 de ce classement 2019) mais pour mieux le réinventer, en l’occurrence en troquant le techno-hip-hop expérimental pour une musique contemporaine pour orchestre où le spoken word revendicatif et habité de l’Américaine se frotte à des cordes et cuivres tantôt épiques, méditatifs ou dissonants. Évoquant par moments les soundtracks de Carter Burwell pour les films 90s des frères Coen ("Fargo" ou "Barton Fink" en particulier, influence évidente sur le saisissant LA92 notamment) ou une sorte de big band morbide et détraqué (Black Flight, Private Silence), les omniprésentes percussions aidant, cette relecture interprétée par le quintette Wooden Elephant et l’Orchestre Beethoven de Bonn sous la direction de Dirk Kaftan n’en met pas pour autant de côté la tension de l’original, comme en témoignent les impressionnants After Images et Master’s Clock. Chef-d’oeuvre !
thisquietarmy x otay:onii - Serpents and Shallows (TQA Records, 7/11)
Après nous avoir embarqués au gré des élans lyriques et psyché de l’excellent Langue Hybride au printemps dernier, le Canadien Eric Quach changeait de braquet deux mois plus tard en s’associant pour la première fois à l’artiste pluridisciplinaire d’origine chinoise Lane Shi Otayonii, chanteuse du groupe Elizabeth Colour Wheel entendue précédemment chez Nadja, Sightless Pit ou même Uboa, autant dire : portée sur les collaborations les plus singulières et radicales. Dans la foulée de ce Howl And Tell dissonant et sursaturé aux vocalises tour à tour mystiques et hantées, Serpents and Shallows met la barre encore plus haut avec des atmosphères particulièrement magnétiques, entre chapes électriques tirant par moments sur le harsh noise (Cliff), chant ésotérique de prêtresse sacrificielle (Blood Stains) et pédale slicer hallucinatoire (Wet Feet), sur 8 morceaux qui sonnent comme autant de mouvements d’une seule et même composition hors format. Mon album préféré de la sélection.
URANIUM - Corrosion of Existence (Sentient Ruin Laboratories, 7/11)
Le disque le plus extrêmiste et brutal de cette première série nous vient du mystérieux Américain AA, seul derrière l’entité URANIUM, dont le précédent opus Pure Nuclear Death en 2023 laissait déjà augurer du meilleur avec son espèce de black metal désintégré au harsh noise. Du haut du même petit nombre de tracks pour un durée encore plus ramassée (autour des 35 minutes), Corrosion of Existence apparaît d’emblée d’autant plus irréductible, entre ses beuglantes growl éructées par quelque chimère monstrueuse, ses riffs liquéfiés à l’acide et des rythmiques toujours implacables mais plus downtempo et déstructurées cette fois, les influences du metal indus et du power electronics prenant le dessus sur les trois premiers titres pour laisser place à une sorte de purgatoire abrasif aux radiations malsaines, qui culmine sur Concrete Tombs puis se désagrège sous nos yeux au gré des 12 minutes martelées d’un morceau-titre passant par tous les états de la matière et tous les tempi de terrorisme sonore imaginables. Grosse claque.